Récapitulatif sur la situation de la centrale nucléaire de Zaporijia


Prenons un peu de recul sur ce qu’il se passe à Zaporijia. Il est
important de préciser certains éléments.

La centrale nucléaire de Zaporijia en Ukraine, et ses six VVER-1000/320

La centrale nucléaire de Zaporijia (ZNPP) est dotée de six 6 réacteurs,
des VVER-1000 modèle V-320, l’équivalent soviétique de nos Réacteurs à
Eau sous Pression (REP en français). Ce sont des réacteurs de 3000MW
thermiques et de 960MW électriques nets. C’est la filière qui a été
déployée après les réacteurs RBMK (comme le réacteur responsable de
l’accident de Tchernobyl). Pour bien comprendre tout cela, on va
commencer par quelques bases de sûreté nucléaire, ensuite il faudra
regarder quels sont les besoins actuels de la centrale et quelles
évolutions sont possibles avec tous ces éléments de contexte. Je précise
que je vais souvent me restreindre à la situation actuelle à la ZNPP, et
que souvent, par manque d’informations sur les VVER, il faudra faire des
analogies avec nos REP français.

Bases de sûreté nucléaire

La sûreté nucléaire

Que signifie sûreté nucléaire ? Il existe une définition, utilisée par
toute l’industrie nucléaire française.

La sûreté nucléaire recouvre l’ensemble des dispositions techniques et
les mesures d’organisation prises en vue de prévenir les accidents ou
d’en limiter les effets. Elles concernent la conception, la
construction, le fonctionnement, l’arrêt et le démantèlement des
installations nucléaires de base, ainsi que le transport des
substances radioactives. la sûreté nucléaire est une composante de la
sécurité nucléaire qui comprend, en outre, la radioprotection, la
prévention et la lutte contre les actions de malveillance, ainsi que
les actions de sécurité civile en cas d’accident. Il s’agit donc à la
fois :

-D’assurer des conditions de fonctionnement normal de l’installation
sans exposition excessive des travailleurs aux rayonnements ionisants,
et sans rejets excessifs de radioactivité dans l’environnement ;

-De prévenir les incidents et accidents ;

-En cas d’incidents ou d’accidents, de limiter les effets sur les
travailleurs, les populations et l’environnement.

Les trois fonctions de sûreté

Il faut en permanence surveiller les paramètres physiques du réacteur.
On les appelle les « fonctions de sûreté ». Il y en a trois :

  • Contrôler la réaction nucléaire, éviter l’emballement de la réaction
    nucléaire et l’arrêter au plus vite quand cela est nécessaire,
  • Contrôle de la température du combustible nucléaire (évacuation de
    la puissance résiduelle), pour éviter une fusion du combustible,
  • Confiner les matières radioactives, grâce aux trois barrières de
    confinement

https://miro.medium.com/v2/resize:fit:700/0*FUAWsQ1MS0sVmsi4

Issu du thread sur les réacteurs à sels
fondus

La défense en profondeur

Le principe de la défense en profondeur est une méthode qui consiste à
établir des barrières pour éviter le passage à l’étape suivante. Si
l’étape 1 échoue, on passe à la 2, et ainsi de suite. C’est une norme
internationale, les VVER-1000 comme les REPs occidentaux appliquent ce
principe.

Regardons chaque point succinctement.

  1. Prévention.

La conception des réacteurs est pensée de façon à limiter la probabilité
d’accident grave (typiquement une fusion du cœur), les opérateurs sont
formés longtemps, évalués très fréquemment. La conception définie les
matériels nécessaires au maintien des fonctions de sûreté. Sur l’EPR, on
a par exemple 3 branches d’injection de sécurité indépendantes et
redondantes pouvant chacune assurer leur fonction de sûreté à 100% (il y
en a aussi une quatrième qu’on suppose en maintenance). Les matériels
sont également testés. Certains matériels ne seront probablement jamais
utilisés en fonctionnement normal sur tout la vie de la centrale, mais
malgré cela il est important de tester chaque composant pour vérifier
que dans une situation accidentelle éventuelle, le système associé
serait apte à remplir sa fonction de sûreté. Concrètement on teste des
pompes d’injection de sécurité, on fait des épreuves hydrauliques pour
tester la résistance du circuit primaire à une pression 1.3 fois
supérieure à la pression en fonctionnement normal, on entraine les
opérateurs sur des situations incidentelles, etc

2. Détection et maitrise des accidents.

La détection passe par de multiples capteurs (pression, température,
niveau d’eau, niveau de radioactivité…). Cela implique également
beaucoup d’automatismes (très présents sur les EPR&EPR2) pour limiter
les erreurs humaines et assurer une réponse plus rapide. A titre
d’exemple, le système d’arrêt automatique réacteur (AAR) est présent sur
tous les réacteurs, même les plus anciens.

3. Maitrise des situations accidentelles.

Maitriser une situation incidentelle qui pourrait mener à une situation
accidentelle. Cela passe concrètement par une formation spécifique en
accidentel pour les agents EDF. Les accidents sont classés en plusieurs
familles, typiquement la perte de réfrigérant primaire (APRP), une
rupture tube dans un générateur de vapeur (RTGV), perte électrique
totale (PTEA), perte totale d’eau alimentaire (PTAE), rupture d’une
tuyauterie d’eau ou de vapeur (RTE/RTV). Plus d’informations sur les
APRP et les RTGV sur cet
article
de l’IRSN de 2013.

4. Gestion des accidents graves.

Pour en arriver là, il faut qu’on ait raté toutes les étapes
précédentes, donc on passe en situation de gestion de l’accident pour en
limiter les conséquences, pour éviter toute contamination à l’extérieur.
Concrètement, cela passe par des systèmes passifs de captation du
dihydrogène (un gaz inflammable qui est responsable des explosions des
réacteurs 1,2,4 de Fukushima). Sur EPR, c’est un récupérateur de corium
(une sorte de magma de combustible, d’acier de cuve et autres produits
divers qu’on ne veut pas voir sur le gazon). Au niveau humain, cela
passe par un plan national de gestion des accidents graves, et au niveau
local par l’intervention de la FARN (on y reviendra).

5. Protection des populations.

La dernière étape, en cas de rejets prévus ou ayant déjà eu lieu, il
faut évacuer les personnes les plus proches du site nucléaire accidenté,
pour limiter les conséquences sanitaires. L’exemple le plus connu est la
distribution de pastille d’iodes. l’iode contenu dans ces pastilles se
fixe sur la thyroïde pour la saturer et éviter que l’iode radioactif
(qui vient directement du coeur) ne vienne s’y fixer. Il existe aussi
des plans d’évacuation dans un rayon décidé par la préfecture sur la
base des informations techniques données par EDF avec l’appui technique
de l’IRSN.

Sur Zaporijia, on se situe à la limite entre les points 2 et 3, la
situation pouvant évoluer assez rapidement. Pour l’instant, tout est
au point 2, mais cela nécessite le maintien d’une alimentation
électrique externe stable.

Les 3 barrières de confinement

Si on parle de confinement, c’est celui des matières radioactives. Elles
sont présentes dans le cœur, là où on met le combustible qui va chauffer
le fluide primaire. L’objectif est d’éviter tout rejet incontrôlé dans
l’environnement extérieur. Ce confinement est assuré par trois barrières
successives.

La première barrière se situe sur les assemblages de combustible (là où
est l’uranium enrichi), une gaine en zirconium qui permet d’éviter de
d’isoler les produits de fission de l’eau du circuit primaire.

La seconde barrière est le « circuit primaire fermé », fermé car c’est une
boucle, les générateurs de vapeur constituent une interface d’échange
thermique (pas d’échange de matière) qui empêche les éléments
radioactifs de sortir. Si on a une rupture de gaine, les éléments
radioactifs sont maintenus dans le fluide primaire, ce n’est pas une
situation normale, mais au moins on ne rejette rien.

La troisième est l’enceinte du Bâtiment Réacteur (BR), qui assure le
confinement si les deux barrières précédentes ont échoué. Imaginez qu’on
ait des ruptures de gaine de combustible et une fuite dans le circuit
primaire, alors tout doit rester confiné à l’intérieur de la structure.
Cette barrière a été brisée lors des deux accidents nucléaires majeurs,
à savoir Tchernobyl puis Fukushima-Daichii (classés niveau 7 de
l’échelle INES).

Echelle INES, Sûreté nucléaire : qu’est-ce que l’échelle INES ?
(lenergeek.com)

L’arrêt automatique réacteur

Un point également sur la rapidité d’arrêt de la réaction nucléaire,
cela a lieu en quelques secondes ou minutes. On utilise les barres de
contrôle, constituées de matériaux neutrophages, cela permet d’arrêter
la réaction au niveau neutronique (à noter que la baisse de température
augmente la réactivité il faut donc injecter du bore dans le fluide
primaire pour éviter une reprise de la réaction).

Les réacteurs VVER-1000/320 comme tous les REP exploités par EDF
disposent d’un dispositif d’Arrêt Automatique Réacteur (AAR) qui
consiste en une chute automatique des barres de contrôle . Un arrêt à
chaud est la phase qui suit un AAR, «chaud» car le fluide primaire et le
combustible (ainsi que l’inertie thermique des structures et la
puissance des pompes primaires) ont besoin de temps pour refroidir. A
Zaporijia, tous les réacteurs ont donc passé l’étape de l’AAR.

Les barres de contrôle permettent de stopper la réaction nucléaire.
Source: Les mots (free.fr)

Les différents états d’un réacteur nucléaire

  • Fonctionnement en puissance ou marche de puissance intermédiaire, le
    réacteur produit beaucoup de chaleur, et de l’électricité, circuit
    primaire à plus de 300°C et 150 bars (petite barre grise en haut du
    graphe ci-dessous),
  • Arrêt à chaud, la réaction nucléaire est à l’arrêt mais le circuit
    primaire est encore chaud, le pressuriseur est diphasique (vapeur et
    liquide),
  • Arrêt à froid, la réaction nucléaire est à l’arrêt. La température
    du circuit primaire a été abaissée à quelques dizaines de degrés et
    il est à pression atmosphérique, le pressuriseur est monophasique
    liquide. Passer en arrêt froid nécessite une puissance résiduelle du
    combustible suffisamment faible (les échangeurs de chaleur sont
    moins efficaces à mesure que la température primaire baisse).
  • Cœur déchargé: le réacteur ne produit plus de chaleur, il n’y a plus
    de combustible dans la cuve.

Pourquoi c’est important ici ? Car la situation d’arrêt détermine les
besoins de refroidissement du circuit primaire, et donc le temps pour
atteindre une situation stabilisée. Petite précision, ici la puissance
résiduelle est au premier ordre liée à la chaleur résiduelle produite
par les produtis de fission des assemblages, et pas à la température de
l’eau du primaire.

Sachez qu’il existe une classification officielle, que je n’utilise pas
ici à des fins de simplification. Il existe 6 états nommés de A à F
([IRSN,
p.259–260](https://www.irsn.fr/sites/default/files/documents/larecherche/publications-documentation/collection-ouvrages-irsn/Elements sûreté REP chapitre 8.pdf)).

La piscine d’entreposage de combustible usé

C’est une piscine, avec une source de chaleur interne qui vient des
assemblages combustibles, on regarde à quel point elle est remplie.
C’est important car les assemblages usés sont encore chauds
(décroissance radioactive des produits de fission) et doivent aussi être
refroidis. Il y a donc un besoin électrique pour faire circuler l’eau de
refroidissement.

Piscine de la centrale nucléaire de Gravelines

Situations accidentelles causées par des agressions externes

Que ce soit en cas de conflit armé, ou de phénomène naturels comme des
inondations ou des séismes, il est important de regarder les points
suivants.

  1. Etat d’arrêt de chaque réacteur (chaud ou froid), pour évaluer quel
    est le besoin énergétique pour le refroidissement du cœur. Le temps
    est le meilleur allié face à la puissance résiduelle. Actuellement,
    sur le site de ZNPP, 5 réacteurs sur 6 sont en arrêt à froid, et
    depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Il reste donc
    environ 4MWth de puissance résiduelle par cœur en arrêt à froid.
    Pour le détail des calculs, allez lire cette
    étude.
    Un réacteur est encore en arrêt à chaud pour la production de
    chaleur des villes autour. C’est le réacteur n°6, qui est surveillé
    de très près par l’AIEA car c’est celui qui nécessite le plus
    d’électricité pour son refroidissement.

Evolution de la puissance résiduelle d’un cœur de 3 000 MWth de
puissance nominale après un arrêt en fin de cycle. (

SFEN
)

  1. Alimentation électrique externe (lignes 330 & 750kV, 20 groupes
    électrogènes de secours de 6,6 kV chacun), pour alimenter les
    circuits de refroidissement. L’IRSN a d’ailleurs soulevé un point
    important sur les VVER-1000, la source de refroidissement ultime ne
    dispose pas d’une autonomie suffisante en accidentel, d’où l’intérêt
    de garder l’alimentation externe. Il est important de noter que
    depuis peu de temps, deux groupes électrogènes bunkerisés et donc
    protégés contre les actes de malveillance, sont installés à la ZNPP.
    Depuis l’accident de Fukushima, les centrales se sont adaptées en
    cas de situation de perte totale d’alimentation électrique, et
    disposent de moyens mobiles d’appoint en eau et en électricité.
    Concrètement, un camion avec une pompe thermique (à eau) est capable
    d’alimenter les générateurs de vapeur en eau froide, à partir d’une
    source froide à distance raisonnable du réacteur, pendant 3 jours.
    Cela peut s’avérer utile pour le réacteur en arrêt à chaud. Il
    existe aussi ​un groupe électrogène mobile, monté lui aussi sur un
    camion (3 jours d’autonomie).

Sur les REP français, comme sur les VVER, l’alimentation électrique
externe est essentielle à la sûreté et le système présente de nombreuses
voies indépendantes et redondantes. Comme les 6 réacteurs de Zaporijia
sont en situation d’arrêt, il n’est pas nécessaire d’étudier le
transitoire
d’îlotage

(capacité d’un réacteur à s’isoler du réseau électrique tout en passant
en fonctionnement autonome à puissance réduite).

Principe de l’alimentation électrique d’une centrale française de type
REP (

IRSN
)

  1. Remplissage du cœur, pour savoir s’il reste une chaleur résiduelle à
    évacuer. Ce point est très lié au point 1, puisqu’il s’agit de
    savoir quels sont les besoins en refroidissement pour le circuit
    primaire. Il serait pertinent de vider les cœurs de leurs
    assemblages, ainsi que les piscines, pour éviter tout risque
    radiologique. C’est évidemment très compliqué dans un contexte de
    guerre. Surtout que cela représente un volume de combustible très
    important, et une logistique complexe. Et certains assemblages sont
    trop chauds pour être évacués. D’ailleurs, si vous connaissez bien
    l’accident de Fukushima-Daiichi, vous pouvez rétorquer que le
    réacteur 4 avait pourtant un cœur vide, et a explosé malgré tout.
    Mais c’est parce que l’hydrogène du réacteur 3 s’est infiltré dans
    le 4 via une conduite commune.
  2. Remplissage des piscines du combustible usé, pour évaluer quel est
    le besoin énergétique pour le refroidissement de la piscine.
    (Article à ce
    propos
    ).
    C’est un point souvent négligé, voire oublié. Or les matières
    radioactives du bâtiment combustible ont elles aussi besoin d’être
    refroidies après un cycle dans le cœur, les produits de fission
    dégagent encore une chaleur résiduelle qu’il faut évacuer, sous
    peine d’évaporer l’eau des piscines, ce qui mènerait à une fusion
    des assemblages combustibles. A Fukushima-Daiichi, il y avait 1300
    assemblages dans la piscine (environ 3 cœurs) du réacteur n°4. Or
    l’enceinte de confinement, qui contient le bâtiment combustible,
    était endommagée. Et une fusion de ces assemblages aurait
    incontestablement mené à un dégagement très important de
    radionucléides dans l’environnement. Un
    article
    qui détaille la situation à Fukushima. Ces évènements ont mené à la
    création de la Force d’Action Rapide Nucléaire (FARN), pour assurer
    des appoints en eau, air et en électricité (elle a d’autres rôles
    détaillés
    ici
    ). Quelle est la situation des piscines de la ZNPP? Il semblerait
    qu’il y ait près de 3400 assemblages combustibles entreposés sur
    site (article de
    Reuters
    ).
    C’est beaucoup, et une perte d’eau de refroidissement des piscines
    pourrait mener à des rejets importants.

« Selon une communication de l’Ukraine à l’AIEA en 2017, il y avait 3
354 assemblages de combustible usé dans l’installation de combustible
usé sec et environ 1 984 assemblages de combustible usé dans les
piscines. »

J’ajoute qu’il y a également des stockages «à sec» sur le site, on ne le
fait pas en France, mais ailleurs dans le monde cela est pratiqué.
L’avantage de ces conteneurs est l’absence de besoin en refroidissement
par eau (pas besoin de pompe ni d’eau). En revanche, une explosion qui
viendrait endommager pourrait conduire à des rejets de radionucléides.
Je ne connais pas la résistance de ces conteneurs, je ne prononcerai pas
sur leur comportement à proximité d’explosion. En revanche la nature des
déchets nucléaires stockés à l’intérieur permet d’estimer qu’une
explosion causerait une dispersion sur un rayon limité, une centaine de
mètre environ d’après Olivier Dubois adjoint du directeur de l’expertise
de sûreté de l’IRSN, dans cette
vidéo
de l’Express. Toujours depuis Fukushima, le site de ZNPP dispose d’une
pompe thermique mobile autonome (autonomie de 3
jours
),
montée sur un camion, assurant un appoint en eau dans la piscine
combustible pour compenser les pertes d’eau par vaporisation.
Ci-dessous, l’intervention qui a «inspiré» les ingénieurs en sûreté
nucléaire pour cette solution d’appoint pour la piscine. C’était à
Fukushima, sur l’unité n°4, pour les piscines combustibles.

Remettre de l’eau dans les piscines grâce aux lances des pompiers, assez
original comme système de refroidissement, mais dans ce genre de
situation, on fait avec ce qu’on peut.

  1. Intégrité du circuit primaire et du bâtiment réacteur, pour prévoir
    d’éventuels rejets extérieurs. On peut imaginer un endommagement du
    bâtiment réacteur par des missiles (ils va en falloir des costauds),
    est-ce problématique ? Oui, en situation accidentelle, car cet
    impact pourrait fragiliser la structure. Maintenant si on imagine
    (scénario très improbable) que le missile arrive à traverser
    l’enceinte du BR, alors il faut voir quel est l’état des pièces à
    l’intérieur. On parle d’un missile capable de transpercer 2.4m de
    béton armé, disposer d’une telle
    arme est peu courant.
    Il faut vraiment le faire exprès. On peut aussi dire que étant donné
    la taille des BR, il est peu probable d’endommager toutes les
    structures de sauvegarde, et l’avantage du VVER-1000 est qu’il
    présente une triple redondance des systèmes de sauvegarde (comme
    l’EPR), on peut donc imaginer un scénario où on aurait 2 systèmes de
    sauvegarde indisponibles, le dernier prendrait alors le relai.

Enceinte du bâtiment réacteur n°4 après une frappe, novembre 2022
(Wikipedia)

Il est également important de préciser que les Russes ont stocké du
matériel militaire dans le bâtiment de la
turbine

(circuit secondaire, sans risque radiologique). Ce sont des explosifs de
combat, pas des anti-bunkers, une explosion dans cette zone causerait
des dégâts irréversibles au secondaire, mais le risque radiologique
serait très faible. Et l’endommagement du bâtiment réacteur serait très
limité également.

Le bâtiment secondaire est séparé du BR, et n’est pas renforcé en béton
armé.

Les « stress tests » sur les VVER

Il est également important de préciser que la sûreté s’améliore avec le
temps, et la centrale nucléaire de Zaporijia ne fait pas exception. Pour
les plus curieux, vous trouverez la liste des « stress test » auxquels
elle a été soumise
(ВСТУП).
C’est le retour d’expérience des trois précédents accidents nucléaires
(Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima-Daichii) qui est utilisé
principalement pour déterminer ces résistances.

Les besoins actuels des réacteurs de Zaporijia

Le besoin principal qui focalise l’attention de tous les techniciens et
ingénieurs sur place est l’alimentation électrique externe. C’est le
point d’intérêt de l’AIEA le plus critique. Dans son point de
situation

du 15/05/2023 l’IRSN explique :

« Une seule ligne d’alimentation électrique de 750 kV est actuellement
opérante pour assurer le fonctionnement des systèmes de
refroidissement des assemblages combustibles. En cas de défaillance de
cette alimentation électrique, 20 groupes électrogènes de secours sont
disponibles pour prendre le relai et assurer l’alimentation électrique
de la centrale. »

La centrale possède 4 lignes d’alimentation externe de 750kV, d’après
les informations disponibles à l’heure actuelle, une seule fonctionne
parfaitement. Concernant les groupes électrogènes de secours, la ZNPP a
besoin de personnel pour la maintenance, de pièces détachées, et
évidemment, de combustible pour les alimenter. Précisons également que
l’approvisionnement en combustible serait plus aisé par l’ouest, la zone
étant sous contrôle ukrainien, mais le site demeure encore sous contrôle
russe.

https://miro.medium.com/v2/resize:fit:700/0*3Y6Lp42vHwGOoOcs

Situation au 31/05/2023

La centrale a également besoin d’une source froide pour évacuer la
puissance résiduelle, la récente
attaque
du
barrage de Kakhovka montre que la source froide habituelle est menacée,
le niveau d’eau baisse d’environ 5cm par heure. Le site de Zaporijia est
conçu en temps normal pour utiliser le réservoir « cooling pond » comme
réservoir tampon pour s’affranchir des variations de débit du fleuve
Dniepr. Les réacteurs étant à l’arrêt on utilise un système d’évacuation
de la chaleur par air, où l’eau est projetée via des « sprinklers ». Il
faut compenser cette perte d’eau par évaporation par un appoint en eau,
et cet appoint en eau peut suffire quelques semaines selon l’IRSN
(point de situation du 7 juin
2023
),
voire mois selon l’AIEA (Déclaration du directeur général de
l’AIEA
).

Quelle temporalité ?

  • Les lignes haute tension peuvent être réparées en une dizaine
    d’heures (retour d’expérience depuis le début de la guerre).
  • Les réacteurs en arrêt à froid comme en arrêt à chaud étant à
    l’arrêt d’un point de vue neutronique, la chaleur résiduelle et la
    température du primaire sont les deux paramètres à surveiller. Le
    réacteur n°5, en AAC a besoin de plus de refroidissement, sous peine
    de voir la température de son primaire monter, donc sa pression,
    jusqu’à un seuil hors des limites usuelles d’exploitation du cœur.
  • Les générateurs diesel de secours permettent de tenir environ 15
    jours avec les besoins actuels du site, limite en terme de
    combustible. Les générateurs ne sont pas conçus pour fonctionner
    plusieurs semaines non plus, il y aura des maintenance à réaliser.
    (Source)
  • La fusion du cœur pourrait ensuite intervenir sous 10 jours à
    compter de l’arrêt de tous les générateurs diesel de secours
    (Source)
  • Cela laisse donc 25 jours maximum pour anticiper la situation.
    Sachant que la situation commencera à se dégrader dès le 15e jour
    (faute d’approvisionnement suffisant en carburant), où les groupes
    électrogènes de secours seront à sec. C’est donc en réalité moins.
    Mais ce délai est bienvenu malgré tout, il permet une éventuelle
    intervention d’urgence. Le temps est le pire ennemi quand on a un
    réacteur en arrêt chaud. Pour prendre un cas similaire, ce qui s’est
    passé à Fukushima peut se résumer assez simplement, l’arrêt
    automatique réacteur qui a immédiatement suivi la détection du
    séisme s’est déroulé comme il le fallait, le problème a été
    d’évacuer la puissance résiduelle. Les opérateurs n’ont pas réussi
    cette mission.
  • Passé ce délai, une fusion du cœur des réacteurs est possible, sur 6
    réacteurs en simultané. Ces fusions mèneraient incontestablement à
    des rejets massifs. La présence de recombineur à hydrogène passifs
    (qui n’ont pas besoin d’électricité) est plutôt rassurante pour
    éviter un endommagement de la troisième barrière (ce qui n’était pas
    le cas à Fukushima).
  • Quelques temps après la fusion des cœurs de réacteurs va aussi se
    poser la question des piscines de combustible usé. Elles ont aussi
    besoin d’être refroidies.
  • Le VVER-1000 ne dispose pas d’un récupérateur à corium contrairement
    au VVER-1200 (critère de sûreté de la 3e génération, comme sur
    l’EPR), ce qui rend le risque de contamination externe plus
    important. Au delà d’évacuer le corium dans un endroit pour le
    refroidir, l’intérêt du core catcher est d’éviter l’ explosion de
    vapeur (forte chaleur et eau liquide…), donc cela participe à une
    préservation de la structure du BR.

Un besoin essentiel est également celui d’avoir du personnel qualifié
sur place, et le contexte de guerre n’aide pas. Une centrale sûre sans
humains n’existe pas, et le stress constant auquel sont soumises les
équipes ne favorise pas un environnement sain pour travailler dans une
centrale nucléaire.

Ce délai de 25 jours (grand maximum) est crucial, car si les autorités
mondiales savent, grâce aux informations de l’AIEA, que la centrale de
Zaporijjia a absolument besoin d’électricité, cela laisse du temps pour
réfléchir à un plan d’action urgent. Et donc toute forme d’opposition à
une aide technique internationale serait considérée comme criminelle.
D’autant que les alimentations électriques ont toujours été réparées, au
prix de nombreuses vies, dans des délais records.

Quels rejets ?

Les réacteurs étant tous à l’arrêt, la décroissance radioactive a fait
son effet sur le combustible. La décroissance radioactive est un
phénomène naturel qui caractérise la baisse du nombre de noyaux
instables dans un échantillon de matière. L’IRSN explique :

« Compte tenu des délais importants depuis l’arrêt du dernier
réacteur, les rejets en iode notamment, bien qu’importants, seraient
bien plus faibles que pour un réacteur en fonctionnement, du fait de
la décroissance radioactive. La fusion du combustible entreposé dans
la piscine, située dans l’enceinte de confinement du réacteur,
interviendrait ensuite, entraînant des rejets supplémentaires. »

Pour comprendre de phénomène de décroissance, une courbe sur l’accident
de Fukushima. On voit qu’il suffit d’une quarantaine de jours à
l’Iode-131 pour diviser son activité par 10, ce qui est la situation des
cinq réacteurs de ZNPP en arrêt à froid. Donc si un accident devait se
produire sur un des réacteurs en arrêt à froid, les comprimés d’iode
distribués en cas d’accident ne serviraient strictement à rien.

L’Iode-131 —
laradioactivite.com

Il est impossible (à l’heure actuelle) de faire une modélisation fidèle
à la réalité, des rejets de radionucléides, cela dépend de la sévérité
de l’accident, de la durée des rejets et de la météo (selon les vents
dominants et les pluies).

Panache radioactif de Tchernobyl.

Il existe une
modélisation
déjà assez ancienne, elle est intéressante pour expliquer la dispersion
du nuage, mais c’est simplement pour donner une idée. Maintenant, si la
situation devait empirer, une modélisation des rejets sera établie par
les experts en peu de temps, sur la base des informations
météorologiques disponibles.

Conclusion

Ce ne sont pas les tirs de missiles sur le bâtiment réacteur qu’il faut
craindre, mais la perte totale d’alimentation électrique externe. Les
explosifs sont bien plus susceptibles de venir endommager les conteneurs
de déchets radioactifs secs et les piscines combustibles. La situation
est stable tant que cette ligne de 750kV est connectée aux 6 réacteurs,
et les diesels de secours sont prêts à prendre le relai, à condition
d’avoir un approvisionnement suffisant en carburant, et ce n’est pas une
solution durable sur le temps long.

La situation est unique, mais n’a rien d’un accident nucléaire, cela
dépend de beaucoup de facteurs encore incertains. Depuis 15 mois la
centrale est au cœur d’un conflit intense et les équipes sur place ont
toujours maitrisé les situations incidentelles en des temps records.

De plus, la présence permanente d’équipes de l’AIEA sur place permet
d’avoir des informations fiables en temps réel, et ces informations sont
communiquées à l’ensemble des experts techniques de la sûreté nucléaire
du monde entier. Ces informations sont précieuses.

Quelques derniers rappels avant de terminer :

  • Utiliser une centrale nucléaire pour stocker des armes est
    irresponsable, s’en servir de bouclier l’est tout autant.
  • Une centrale nucléaire n’est pas ni une cible, ni une arme. Se
    référer à l’article 56 du protocole additionnel aux Conventions de
    Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des
    conflits armés internationaux (Protocole
    I)

    : «Les ouvrages d’art ou installations contenant des forces
    dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales
    nucléaires de production d’énergie électrique, ne seront pas l’objet
    d’attaques, même s’ils constituent des objectifs militaires».
  • Dans un conflit armé, l’ennemi vise d’abord le réseau, bien plus
    simple à détruire car plus fragile. Prendre le contrôle du site de
    Zaporijia est stratégique pour déstabiliser l’Ukraine. C’est en tant
    qu’installation électrique de grande puissance que cette centrale
    fait l’objet de tant d’attention, pas en tant qu’objet nucléaire. Un
    article à ce propos. Ukraine’s Vulnerable Power Grid —
    Geopolitical
    Futures
    .
  • C’était assez exhaustif, à dessein, je ne peux pas faire à la fois
    trop technique et accessible, il faut nécessairement trouver un
    juste milieu.

Je tiens à conclure cet article en rendant hommage aux travailleurs et
travailleuses du site de Zaporijia, qui ont pour beaucoup déjà sacrifié
leur vie pour rétablir cette liaison électrique, ils se battent au
quotidien pour protéger l’Europe.

Publié en Juin 2023.


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